Marxisme et impérialisme

Submitted by martin on 19 April, 2014 - 8:34

« Nous ne sommes pas un parti gouvernemental, nous sommes un parti d'opposition inflexible [...]. Nous ne réalisons pas nos tâches [...] par l'intermédiaire des gouvernements bourgeois [...], mais exclusivement par l'éducation des masses, par l'agitation, en expliquant aux travailleurs ce qu'il faut défendre et ce qu'il faut jeter bas. Une telle 'défense' ne peut pas donner des résultats immédiats mirobolants. Mais nous n'y prétendons pas. Nous ne sommes pour le moment qu'une minorité révolutionnaire. Notre travail doit viser à ce que les travailleurs sur lesquels nous avons de l'influence jugent correctement les événements, ne se laissent pas prendre au dépourvu et préparent l'opinion publique de leur propre classe au règlement révolutionnaire des tâches qui nous attendent. »

Léon Trotsky, Défense du Marxisme, « L'URSS dans la guerre » (1939)

« À la fin des années 60, ce qui avait été autrefois 'la fierté' du marxisme – la théorie de l'impérialisme – est devenue une 'tour de Babel', dans laquelle même les marxistes ne savaient plus comment trouver leur chemin. »

Giovanni Arrighi, Géométrie de l'impérialisme (1978)

« Il n'y a, il ne peut y avoir dans la social-démocratie aucun mot d'ordre 'négatif', qui ne servirait qu'à 'exacerber la conscience du prolétariat contre l'impérialisme' sans montrer en même temps par une réponse positive comment la social-démocratie résoudra la question correspondante lorsqu'elle sera elle-même au pouvoir. Un mot d'ordre 'négatif', non rattaché à une solution positive déterminée, n'exacerbe pas, mais émousse la conscience, car un tel mot d'ordre est du néant, un cri dans le vide, une déclamation sans substance. »

V.I. Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l' « économisme impérialiste » (1916)


Est-ce la Serbie l'impérialiste dans la guerre de Bosnie ? Ou bien l'ONU et les forces de l'OTAN ? Ou la Croatie ? Ou la finance et l'industrie allemandes ? En Irlande du Nord, en remontant à une longue histoire, la Grande-Bretagne est l'impérialisme et la communauté catholique est anti-impérialiste. Mais maintenant, les représentants politiques de la communauté catholique, le SDLP et l'IRA provisoire, recherchent une alliance avec la plus grande puissance impérialiste, les États-Unis, avec l'Union européenne et avec Dublin, pour pousser la Grande-Bretagne à faire pression sur les protestants pour une Irlande unie. Qui est donc anti-impérialiste ?

La division entre impérialisme et anti-impérialisme n'a jamais été claire, même à l'apogée des empires britannique, français, néerlandais, russe, turc et autres. La Turquie était à la fois impérialiste et une semi-colonie, la Russie tsariste, bien que moins entravée que la Turquie, était dépendante économiquement du capital financier européen.

De toute évidence, la question est encore plus compliquée aujourd'hui, si compliquée que « l'anti-impérialisme » peut être invoqué pour justifier un large éventail de politiques – pro-serbes ou pro-bosniaque en Bosnie, par exemple.

La première réponse face à cette complexité déconcertante est que la politique marxiste doit toujours être fondée non pas seulement sur l'anti-impérialisme ou l’anticapitalisme, mais sur notre programme positif : l'auto-émancipation, la lutte de classe et l'unité de la classe ouvrière, la démocratie concrète, le droit des peuples à l'autodétermination, l'autonomie locale pour les minorités, l'égalité des droits pour tous. Ce programme positif, avant tout calcul compliqué pour déterminer qui est impérialiste et à quel degré, est la boussole qui nous empêche de nous perdre.

Cependant, dire cela suppose déjà certaines conclusions quant à l'impérialisme : que la division entre impérialistes et anti-impérialistes n'est pas absolue et qu'elle ne remplace pas les divisions de classe. Comprendre et nous orienter dans le monde exige une certaine compréhension de l'impérialisme. Et derrière les questions politiques se trouvent les questions d'analyses.

Si les conquêtes coloniales de la fin du XIXe et début du XXe siècle sont un produit de l'impérialisme, alors qu'ont fait les mouvements de libération coloniale en gagnant leur indépendance ? Celle-ci n'est-elle qu'illusoire ? L'indépendance est-elle simplement formelle, les puissances impériales s'accrochant encore à l'essentiel ? Ou, au contraire, ont-ils détruit l'impérialisme ? Ces mouvements ont-ils émergé uniquement parce que l'impérialisme était déjà en train de s'effondrer ? Reflètent-ils, ou forment-ils, une nouvelle forme de l'impérialisme ?

Si le capitalisme européen avait besoin des colonies dans la première moitié de ce siècle, pourquoi ne s'est-il pas effondré sans elles dans la seconde moitié ? Si l'impérialisme du début du XXe siècle a été « le stade suprême du capitalisme », « l'époque du déclin capitaliste » – comme les marxistes révolutionnaires l'ont écrit à l'époque –, alors qu'est la fin du XXe siècle ?

Avant de répondre à ces questions, il faut d'abord éviter certaines confusions. Bien que le célèbre pamphlet de Lénine sur l'impérialisme soit l'une des meilleures polémiques de la littérature marxiste, « l'orthodoxie léniniste », qui en a fait (ou plutôt de sa version tronquée) le petit manuel de la politique et de l'économie mondiales au XXe siècle, a semé la confusion plus qu'autre chose. Voir les concepts d'« exportation du capital », de « capital financier » ou de « capital monopoliste » comme le cœur du problème n'est – comme je vais le montrer – ni spécialement une innovation théorique de Lénine, ni la clé adéquate à la compréhension de l'impérialisme sur une plus large période historique.

L'impérialisme et la haute finance : Kautsky s'appuie sur Engels pour répondre à Bernstein

La première prise de position importante des marxistes classiques sur l'impérialisme est probablement celle de Karl Kautsky, en 1899, en réponse à la proposition d'Édouard Bernstein de « réviser » la perspective de Marx et Engels.

Dans les années 1890, Engels identifie les monopoles, les cartels, le crédit et la haute finance comme l'expression du déclin du capitalisme individuel classique, qui devient « socialiste », mais marchant sur la tête, aiguisant le pillage, l'escroquerie et les crises. Le colonialisme est alors une opération lucrative de cette nouvelle aristocratie financière.

Bernstein fait valoir, au contraire, que ces nouvelles tendances rendent le capitalisme plus ouvert à un progrès pacifique par étapes. Le crédit offre une plus grande flexibilité au système. Les cartels industriels (associations d'entreprises liées par des accords sur les niveaux de production, les prix et les ventes) donnent plus de maîtrise aux capitalistes. Ils peuvent éviter toute surproduction par un commun accord. L'extension du marché mondial, et l'amélioration des moyens de communication et de transport, ont également rendu le système plus flexible. Le capitalisme peut ainsi certainement surseoir aux « crises commerciales généralisées » pour longtemps.

Bernstein critique la manière dont le gouvernement allemand mène sa politique impérialiste, mais il explique que la tendance va vers la paix et l'harmonie entre les nations. « L'ouvrier qui, dans l'État et la commune, est, comme électeur, l'égal de tous les autres citoyens, et par cela codétenteur des biens communs de la nation ; l'homme dont la communauté éduque les enfants, sur l'hygiène de qui elle veille, qu'elle assure contre des accidents , cet homme-là aura une patrie », et doit donc s'opposer à ce que l'Allemagne soit « réprimée dans le concert des nations ». En outre : « Seul un droit conditionnel sur les terres qu'ils occupent peut être reconnu aux sauvages. La civilisation supérieure peut finalement prétendre à un droit supérieur ».[1]

Le scénario de Bernstein de paix et de libre-échange est une illusion, répond Kautsky. « Les droits de douane protecteurs sont plus faciles à introduire qu'à abolir, en particulier dans une telle période où la concurrence fait rage sur le marché mondial [...] Le libre-échange ! Pour les capitalistes, c'est un idéal du passé ». Bernstein affirme que la spéculation est une maladie infantile du capitalisme. Mais ce capitalisme infantile est en train de se répandre à travers le monde de par les « capitaux débordant des vieux pays [...] La spéculation en Argentine et au Transvaal vit ses 'plus folles orgies' non seulement à Buenos Aires et Johannesburg, mais également dans la vénérable City de Londres. »

Et le colonialisme, insiste Kautsky, est inséparable du militarisme et de la spoliation des peuples coloniaux au profit des « rois de la finance moderne [qui] dominent les nations directement par des cartels et des trusts et soumettent toute la production à leur pouvoir »[2]

« Le financier, explique ensuite Kautsky, trouve très agréable le militarisme et les politiques gouvernementales actives et résolues, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Les rois de la finance n'ont pas à craindre un pouvoir gouvernemental fort, indépendant du peuple et du Parlement, parce qu'ils peuvent diriger directement un tel pouvoir soit en tant que détenteurs d'obligations [i.e. en tant que prêteurs d'argent au gouvernement], soit encore par une influence personnelle et sociale. Ils ont un intérêt direct au militarisme, à la guerre et à la dette publique, non seulement en tant que créanciers, mais aussi en tant que fournisseurs du gouvernement […] »

« Il en va tout à fait différemment du capital industriel. Le militarisme, la guerre et la dette publique signifient des impôts élevés [...] De plus, la guerre signifie […] une pause dans le commerce […]. Un pouvoir gouvernemental fort suscite l'inquiétude des [dirigeants d'industrie] parce qu'ils ne peuvent pas le contrôler directement […], ils inclinent plutôt vers le libéralisme […] [Mais] l'opposition entre la finance et l'industrie se réduit continuellement […]. La finance domine de plus en plus l'industrie. »[3]

Une grande partie de l'argumentation de Kautsky est une adaptation marxiste des idées qui seront résumées avec beaucoup de verve par le radical libéral anglais, J.A. Hobson, dans un livre inspiré par la guerre des Boers (Impérialisme, 1902).

« L'impérialisme des trois dernières décennies, écrit Hobson, est clairement condamné comme politique commerciale, en ce qu'à grands frais, il n'est parvenu qu'à une maigre et incertaine expansion des marchés, et a mis en péril toute la richesse de la nation en entraînant le fort ressentiment des autres nations ». Mais l'impérialisme continue car « les intérêts commerciaux de la nation dans son ensemble sont subordonnés aux intérêts particuliers de certains ».

Les marchands d'armes, certains exportateurs, le commerce maritime, les militaires et ceux qui veulent des emplois pour leurs rejetons dans la fonction publique indienne, ont tous un intérêt à l'impérialisme. Mais « les commandants de la machine impériale » restent « les grandes maisons de la finance », qui investissent à l'étranger à grand rythme.

« Le fondement économique de l'impérialisme » est la surproduction et la suraccumulation de capital. « Messieurs Rockefeller, J.P. Morgan, [etc.] ont besoin de l'impérialisme parce qu'ils désirent utiliser les ressources publiques de leur pays pour trouver un emploi profitable pour leur capital qui, autrement, serait superflu. »

L'impérialisme est également parasitaire. « Toujours plus d'année en année, la Grande-Bretagne devient une nation vivant des tributs de l'étranger, et les classes qui bénéficient de ces tributs ont une propension sans cesse croissante à utiliser la politique publique, les finances publiques et la force publique pour étendre le champ de leurs investissements privés, et pour sauvegarder et développer leurs investissements existants. C'est peut-être le fait le plus important dans la politique moderne ».[4]

La surproduction et la suraccumulation sont dus à l'inégalité des revenus. Les travailleurs ne peuvent pas consommer beaucoup en raison de bas salaires, les capitalistes ne peuvent pas sérieusement utiliser la totalité de leurs énormes revenus en luxe, et disposent donc de grandes sommes en quête d'investissements. Pour Hobson, l'équilibre doit être rétabli par une réforme sociale, des salaires plus élevés, plus de dépenses pour les services publics. Cela conduirait à des économies nationales plus équilibrées et moins à la recherche de marchés à l'étranger.

Kautsky voit lui-aussi une suraccumulation permanente. « Si le mode de production capitaliste pousse la production de masse des marchandises au maximum, elle limite également au minimum la consommation de masse des travailleurs qui produisent ces biens, et produit donc toujours plus d'excédent de biens de consommation personnelle... »[5] Il diffère de Hobson en soutenant que cette suraccumulation sera résolue par l'effondrement du capitalisme et la révolution socialiste, plutôt que par des « réformes sociales », et en affirmant que le capital financier domine et ne constitue pas seulement des « intérêts particuliers de certains » opposés aux « intérêts commerciaux de la nation dans son ensemble ».

Une autre différence réside dans le fait que Hobson utilise le mot « impérialisme », alors que les marxistes allemands à cette époque parlent plutôt de « politique internationale ». Le terme « impérialisme » ne relève alors pas particulièrement du jargon marxiste, au contraire. Les marxistes ont repris le terme qui était couramment employé par les politiques bourgeois britanniques – dont certains, comme Rosebery, s'appelaient « impérialistes libéraux », d'autres, comme Hobson, anti-impérialistes. Ils l'ont utilisé dans le même sens que l'usage commun (désignant la nouvelle politique coloniale agressive et la politique économique internationale des grandes puissances) et ont cherché à découvrir ses racines économiques dans la montée en puissance de la haute finance.

La plupart des idées fondamentales qui ont rempli la littérature ont déjà été exprimées dès 1902 : le militarisme, l'accaparement des colonies, les conflits et les États autoritaires comme tendances politiques, la haute finance, le déclin économique, la suraccumulation et l'exportation des capitaux comme leurs fondements économiques.

Mais qu'est exactement le capital financier ? Cette question n'a pas encore été correctement résolue. Et l'idée récurrente que l'économie des métropoles capitalistes est saturées reste également source de confusion.

La demande effective dépend non seulement de la consommation mais aussi de l'investissement et, en fait, les fluctuations de la demande de biens d'équipement sont généralement les moteurs des crises. La demande de biens d'équipement peut s'envoler tandis que la consommation finale stagne et, inversement, la période qui précède la crise est généralement une période de consommation anormalement élevée de la classe ouvrière, alors que l'investissement s'effondre.

La « surproduction » n'est pas un état permanent ; le capitalisme évacue régulièrement la surproduction à travers les crises, avant d'y revenir à nouveau. La relation entre l'offre et la demande de capital-argent est déterminée par le rythme de l'expansion du capital. C'est une relation entre les bénéfices accumulés par l'exploitation capitaliste passée et les bénéfices rendus possibles par l'exploitation capitaliste présente. La nature spasmodique du développement capitaliste signifie que cette relation entre l'offre et la demande perd constamment l'équilibre et génère des « excédents » de capital-argent. Mais ces excédents dépendent du cycle d'expansion et de récession, pas d'un niveau absolu à partir duquel une économie devient « saturée » en capital.

La conception d'un niveau absolu au delà duquel une économie capitaliste deviendrait définitivement « saturée » et inondée de capitaux excédentaires est un thème récurrent dans l'économie dominante, d'Adam Smith à Keynes. Il a intéressé les socialistes, car il semble montrer que le capitalisme doit inévitablement s'effondrer. C'est une conception trompeuse.

La crise de 1907 - L'impérialisme du point de vue des colonies

Les événements de 1907 exacerbent les débats entre socialistes sur l'impérialisme. La philosophie de la social-démocratie allemande se base de plus en plus sur l'augmentation rapide des effectifs du Parti, des syndicats, et du nombre de votes. Comme le capitalisme se développe, le mouvement socialiste doit aussi croître, jusqu'à ce que finalement la force accumulée par le mouvement permette de triompher d'un capitalisme affaibli par ses contradictions internes (également accrues).

Mais lors de l'élection de janvier 1907, le bloc dirigeant conservateur/national libéral fait de l'impérialisme son cheval de bataille. Il dénonce les sociaux-démocrates, qui critiquent la brutalité de l’État allemand dans sa colonie du Sud-Ouest africain, comme antipatriotique – et leur nombre de députés se réduit de 81 sièges à 43.

Pour un parti tellement convaincu que les lois du développement social garantissent sa croissance rapide, ce résultat est une catastrophe. Que s'est-il passé ? Trop d'agitation radicale, déclare l'aile droite. Il est stérile de lutter contre les nécessités du développement historique, et l'impérialisme est un développement historique nécessaire. Les sociaux-démocrates devraient prêter allégeance à la « défense de notre patrie ».[6]

La gauche proteste. L'impérialisme a attiré les classes moyennes et porté un coup au libéralisme, mais il mènera le capitalisme à des convulsions et s'aliénera finalement les classes moyennes. Les socialistes doivent se préparer à des soulèvements révolutionnaires par un anti-impérialisme militant tout en se démarquant des illusions libérales.

En août 1907, l'Internationale Socialiste se réunit à Stuttgart. Les révisionnistes essaient d'orienter le mouvement vers une attitude plus conciliante envers le militarisme et le colonialisme. Le congrès vote contre le projet révisionniste et condamne le colonialisme par principe, mais par seulement 127 voix contre 108.

Dans les trois semaines séparant le congrès international de Stuttgart et celui du parti allemand à Essen, Kautsky écrit son pamphlet Le socialisme et la politique coloniale pour défendre le point de vue de la gauche. C'est le point de vue le plus complet du marxisme classique sur l'impérialisme et la façon dont il affecte les colonies, et d'un intérêt plus durable que son autre pamphlet (La route du pouvoir, 1909) dans lequel Kautsky réitère son point de vue sur l'impérialisme comme une étape du déclin et des convulsions du capitalisme.

Kautsky distingue trois sortes de colonies. Dans les colonies de peuplement (ou, comme il les appelle, les « colonies de travail »), telles les États-Unis, le Canada, l'Argentine, l'Australie, etc., où les colons européens ont formé une nouvelle classe ouvrière plutôt que d'exploiter la main-d'œuvre locale, le colonialisme a assurément apporté le progrès capitaliste. Là, la politique socialiste doit chercher à accommoder le colonialisme pour préserver les droits et les intérêts des populations locales. La colonisation a en effet « conduit partout à la répression, et souvent à l'extermination complète des indigènes, mais ce n'est pas un résultat inévitable » compte tenu de la dimension et des ressources des pays concernés.

Mais les révisionnistes proposent, en réalité, une politique de réforme du colonialisme pour de tout autres colonies : pour les colonies où la métropole exploite la main-d'œuvre locale, à partir de petits groupes de colons privilégiés.

Dans les « colonies d'exploitation à l'ancienne » (notamment l'Amérique latine sous domination espagnole et portugaise et l'Inde aux premières étapes de sa domination coloniale), les puissances coloniales ont réalisé des profits par le pillage brutal. Dans les « colonies d'exploitation nouveau style », le capital est exporté. Cela apporte un certain développement économique. Mais les pays sont tenus sous domination coloniale, afin de protéger les investissements et de fournir la force nécessaire pour ouvrir la voie du développement capitaliste : le colonialisme, en dépit de tout l'argumentaire révisionniste, est inséparable de la force brute. Du même fait, avec l'exportation de capitaux, vient une lourde taxation pour financer l'appareil militaire et payer les intérêts sur les emprunts contractés pour la construction de chemins de fer et ainsi de suite. Les taxes ruinent la paysannerie et perturbent l'agriculture. De ce fait, en Inde par exemple, il y a « une augmentation continue de la famine et de la misère, en dépit d'un flux important de capitaux anglais vers l'Inde et d'une augmentation conséquente des forces productives du pays ».

L'exportation du capital produit des résultats pernicieux même dans les États formellement indépendants, comme la Turquie. « Le despotisme oriental devient horriblement oppressant lorsqu'il maîtrise les instruments de pouvoir de la civilisation européenne, mais en même temps il devient le débiteur de l'Europe […] [Le régime qui en résulte] exacerbe les effets oppressifs et dégradants du capitalisme, sans développer aucune de ses qualités progressives, et de la même façon, il ne développe que les caractéristiques oppressives du despotisme oriental tout en détruisant les aspects qui en adoucissent le règne. Il marie le despotisme et le capitalisme en une abominable union ».[7]

Kautsky met en évidence ce que l'on appellera plus tard « le développement du sous-développement » dans les colonies plus que ne le feront les autres auteurs classiques du marxisme. Il ne nie pas que la domination coloniale peut favoriser le développement capitaliste, ni ne suggère que l'isolement des pays sous-développés serait mieux que de les exposer à l'influence économique capitaliste : mais il insiste sur le fait que l'apport limité et douloureux au développement capitaliste par l'impérialisme n'est pas une raison suffisante pour que les socialistes soutiennent l'oppression politique.

« Nous ne pouvons et ne devons pas faire obstacle à la concurrence lorsque le mode de production capitaliste entre dans une libre concurrence avec des modes de production arriérés. Mais la situation change si on nous demande d'aider le pouvoir d’État à défendre les intérêts de la classe capitaliste contre les nations arriérées et de soumettre celles-ci par la force armée, comme c'est le cas de la politique coloniale. Nous devons y résister avec détermination ».

L'axe principal pour Kautsky est que : « Si l'éthique du capitalisme dit qu'il est dans l'intérêt de la culture et de la société que les classes et les nations inférieures soient dominées, l'éthique du prolétariat affirme que c'est précisément dans l'intérêt de la culture et de la société que les opprimés et ceux sous tutelle doivent rejeter toute domination ». Cela reste l'axe principal pour les marxistes révolutionnaires encore aujourd'hui.

Luxemburg et Hilferding

Cette analyse du développement capitaliste dans les colonies est approfondie par Rosa Luxemburg dans son livre de 1913, L'accumulation du capital. Elle décrit elle-aussi comment le développement des relations capitalistes dans les pays sous-développés, et l'intégration forcée de leurs économies pré-capitalistes au marché capitaliste mondial, conduit les grandes puissances à utiliser la force, s'emparant de colonies ou utilisant les États locaux comme « appareil politique destiné à exploiter l'économie paysanne pour le compte du capital – ce qui est la fonction véritable de tous les États orientaux dans la période de l'impérialisme capitaliste. » Cela crée « dans les pays coloniaux les formes hybrides les plus étranges entre le salariat moderne et les régimes d'exploitation primitive ».[8]

Cependant, le capitalisme dans les colonies et semi-colonies n'occupe que le dernier quart du livre de Luxemburg. Elle offre une large place à un nouvel énoncé de la thèse selon laquelle un « engorgement » permanent des économies capitalistes avancées serait la force motrice de l'impérialisme.

D'où, demande Luxemburg, vient l'argent pour permettre aux capitalistes de vendre les biens à laquelle la plus-value a été intégrée ? Ou plutôt, d'où la « demande effective » vient-elle ?

La réponse, en fait, est que le crédit fournit l'argent et que la demande effective est générée – erratiquement, avec les hauts et les bas des crises – par la marche de l'accumulation capitaliste. Mais Luxemburg appuie l'idée qu'il n'y aurait pas de réponse dans une économie capitaliste pure. Pour survivre, le capitalisme a besoin des consommateurs non-capitalistes. Mais, comme le capitalisme se développe à travers le monde, le nombre de consommateurs non capitalistes diminue. Le capitalisme devra donc se heurter à des problèmes toujours plus grands et finira par s'effondrer.

Comme le fait bientôt remarquer le marxiste russe Nikolaï Boukharine, cet argument ne tient pas. Les consommateurs non capitalistes n'aident pas au problème. Où trouveraient-ils l'argent ? Les consommateurs non capitalistes n'apportent pas de liquidité au capitalisme, c'est le capitalisme qui les leur fournit.

Une autre analyse approfondie des mécanismes impérialistes est proposée par Rudolf Hilferding dans Le capital financier, publié en 1910, mais écrit essentiellement en 1905.

Le livre commence par une longue et complexe discussion sur la théorie de la monnaie, le crédit, l'intérêt et la bourse, visant à montrer que « la tendance se renforce […] de concentrer tout le capital sous la forme de capital-argent et de le mettre seulement ensuite, par l'intermédiaire des banques, à la disposition de l'industrie. […] La prise de possession de six grandes banques berlinoises signifierait dès maintenant la prise de possession des principales branches de la grande industrie ».

Hilferding définit le capital financier comme « capital-argent qui est [...] transformé [...] en capital industriel ». Il ajoute une réserve : « Cela ne veut pas dire pour autant que les magnats de l'industrie dépendent eux aussi des magnats de la banque », mais plutôt que les capitalistes de la banque et les capitalistes industriels « sont étroitement associés ».

Des cartels sont formés car, sans eux, les taux de profit seraient plus faibles pour les entreprises géantes. Avec le crédit moderne, il est facile d'entrer dans la production à grande échelle ; vu les énormes quantités de capital fixe en jeu, il est difficile d'en sortir. Ainsi, les entreprises géantes forment des cartels pour maintenir des profits élevés. Les banques les aident.

Kautsky et Luxemburg, dans leur polémique contre Bernstein, ont mis en avant l'instabilité et la fragilité des cartels, mais Hilferding met l'accent ailleurs : il y a « une tendance à une expansion continue de la cartellisation ». Les cartels génèrent des profits élevés, mais ils limitent en même temps l'investissement, à la fois à l'intérieur du cartel (car il restreint la production) et en dehors (parce que les profits y sont faibles). La cartellisation donne donc un élan supplémentaire à l'exportation des capitaux.

Les cartels ne peuvent pas prévenir les crises, mais ils (et les banques) peuvent résister mieux que les industries non cartellisées et ainsi les crises accélèrent la concentration du capital. Les « unions monopolistiques » se retourne contre le laisser-faire. Elles font introduire des droits de douane par les gouvernements, non pour protéger les industries naissantes, mais pour sécuriser le marché intérieur pour les cartels. Ces droits de douane, à leur tour, renforcent la cartellisation et donnent une autre impulsion à l'exportation des capitaux.

Depuis qu'elles exportent des capitaux, les grandes puissances ont besoin de dégager la voie pour le capitalisme dans les pays sous-développés. Ils forcent les paysans à devenir ouvriers salariés. « Les méthodes de violence font partie intégrante de la politique coloniale qui sans elles perdrait son sens capitaliste. » Mais « le capitalisme lui-même fournit aux indigènes les voies et moyens de leur libération » à travers les mouvements de libération nationale. La concurrence pour le contrôle des territoires économiques conduira à la guerre entre les grandes puissances capitalistes. « La réponse [du prolétariat] à la politique économique du capital financier, l'impérialisme, ne peut pas être le libre-échange mais seulement le socialisme. »

Ce livre est un travail formidable, mais n'est pas la synthèse définitive que Hilferding prévoyait. Plutôt que de développer une toute nouvelle théorie, il rassemble de manière ordonnée les idées présentes dans d'autres écrits, tels que ceux de Kautsky, mais souvent avec des déductions logiques hasardeuses. Par exemple, Hilferding affirme que les banques sont amenées à dominer parce que le taux d'intérêt reste stable (ce qu'il constate empiriquement), tandis que le taux de profit décroît (ce qu'il croît d'après la théorie de Marx). Personne ne semble avoir approfondi cet argument, pas même Hilferding dans la suite de son ouvrage. L'argument sur l'hégémonie des « six grandes banques », étayé par une logique aussi douteuse, est grossièrement exagéré.

L'analyse se déplace trop directement d'un raisonnement économique abstrait aux réalités allemandes du moment et vice-versa, de sorte qu'il en sort une image du capital financier en général et de l'Allemagne de 1905-1909, mais pas vraiment de l'évolution générale de l'impérialisme dans les divers pays sur le début du XXe siècle.

La première guerre mondiale : Lénine et Boukharine contre Kautsky

Vers 1912, Kautsky s'oriente vers un point de vue sur le militarisme et le conflit entre capitalistes (bien que pas sur le colonialisme) très similaire à celui de Bernstein, qu'il a critiqué treize ans plus tôt. En 1914, la première guerre mondiale éclate. Kautsky déclare que les socialistes doivent faire pression sur les gouvernements capitalistes pour la paix (car ce serait une meilleure politique à long terme, même d'un point de vue capitaliste) mais que, en attendant, chaque groupe socialiste doit défendre son « propre » pays. L'étape suivante du débat marxiste est la polémique ouverte contre Kautsky par la gauche révolutionnaire opposée à la guerre, les marxistes russes Boukharine et Lénine.

Le livre de Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, est rédigé en 1915 et lu par Lénine, qui en écrit une préface en décembre 1915. Le manuscrit est perdu, et reconstitué pour publication à la fin de 1917. Boukharine réécrit les sections manquantes et ajoute du matériau issu de la brochure de Lénine, L'impérialisme, écrite entre janvier et juin 1916 et publiée en avril 1917. Chacune de ces œuvres est donc influencée par l'autre.

Lénine s'appuie sur les mêmes concepts que Kautsky lorsque ce dernier était révolutionnaire, mais dresse un argumentaire plus aiguisé et plus solide, avec en plus des conclusions militantes. Il s'appuie sur l'identification, établie par Hilferding, du capital monopolisé, cartellisé, organisé et concentré comme la source de l'impérialisme. Mais il affine les arguments pour en faire quelque chose de beaucoup plus acéré et pointu politiquement que le volume plutôt tentaculaire de Hilferding. Comme Hilferding, Lénine utilise beaucoup le terme « capital financier », mais la finance est beaucoup moins centrale pour Lénine qu'elle ne l'était pour Kautsky au début de toute cette discussion entre marxistes classiques.

La cause immédiate que cite Lénine de « la politique de conquête par les États capitalistes modernes » est la concurrence entre les grands monopoles capitalistes pour l'approvisionnement en matières premières.

« Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c'est la domination des groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs. Ces monopoles sont surtout solides lorsqu'ils accaparent dans leurs seules mains toutes les sources de matières brutes. […] Seule la possession des colonies donne au monopole de complètes garanties de succès contre tous les aléas de la lutte avec ses rivaux […]. Plus le capitalisme est développé, plus le manque de matières premières se fait sentir, plus la concurrence et la recherche des sources de matières premières dans le monde entier sont acharnées, et plus est brutale la lutte pour la possession des colonies. » Il cite d'autres facteurs, mais comme secondaires : une lutte pour s'emparer des sources potentielles de matières premières autant que celles bien réelles, des arènes pour de nouvelles affaires pour les monopoles, des raisons idéologiques, du territoire pour l'émigration.

L'argument soulève évidemment une question : les monopoles ne peuvent-ils pas obtenir leurs matières premières à moindre coût grâce au libre-échange ? Ne peuvent-ils pas régler leurs conflits de façon pacifique, sans guerre ? En réponse, Lénine replace la concurrence pour les matières premières dans son contexte en tant qu'expression de ce qu'il considère comme fondamental pour l'impérialisme : la croissance du capital monopoliste et sa tendance inhérente à « la violence et la réaction ».

« Ce qu'il y a d'essentiel au point de vue économique dans ce processus [d'émergence de l'impérialisme], c'est la substitution des monopoles capitalistes à la libre concurrence capitaliste. » « Si l'on devait définir l'impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu'il est le stade monopoliste du capitalisme. » « Par son essence économique, l'impérialisme est le capitalisme monopoliste. » « Les rapports de domination et la violence qu'ils comportent, voilà ce qui est typique de la 'phase la plus récente du développement du capitalisme', voilà ce qui devait nécessairement résulter, et qui a effectivement résulté, de la formation de monopoles économiques tout-puissants. » « Politiquement l'impérialisme tend, d'une façon générale, à la violence et à la réaction. » « Si les capitalistes se partagent le monde, ce n'est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s'engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices. »[9]

Alors que Lénine affine les idées préexistantes à gauche avant 1914, Boukharine les développe, reprenant une idée évoquée par Rosa Luxemburg en 1899, lorsqu'elle parlait de « la contradiction entre le caractère international de l'économie mondiale capitaliste et le caractère national de l’État capitaliste […] ». Le progrès technique, l'amélioration des communications, l'industrie à grande échelle et le mouvement expansionniste du capitalisme ont conduit les capitalistes à tisser des liens (commerce, finance, etc.) au-delà des frontières nationales. « Le cours du développement économique crée, parallèlement à ce processus [d'internationalisation des intérêts capitalistes], une tendance inverse vers la nationalisation des intérêts capitalistes. » « Le processus d'internationalisation de la vie économique peut et doit exacerber, à un haut degré, le conflit d'intérêts entre les différents groupes 'nationaux' de la bourgeoisie […] ».

Les entreprises sont également de plus en plus étroitement liées aux banques, aux cartels et à l'État sur leur marché domestique. Elles sont attachées à leur État national, en particulier avec la hausse des droits de douane depuis les années 1870. Loin de simplement protéger des industries naissantes, les États capitalistes protègent désormais leurs industries les plus avancées (et fortement monopolisées). Les monopoles, assurés d'un marché intérieur sous protection et très rentable, peuvent tenter de conquérir les marchés étrangers par du dumping (vente en dessous du coût de production).

L'opposition entre les deux tendances contradictoires à l'internationalisation et au resserrement des liens avec l'État national est à l'origine des « politiques de conquête des États capitalistes modernes ». Les intérêts capitalistes réclament de pouvoir étendre leurs activités au niveau international. Mais cela soulève des difficultés. Ils appellent alors à la rescousse leur État national. « La politique du capital financier poursuit un triple objectif : premièrement, la création du plus grand territoire économique possible, qui, deuxièmement, doit être protégé contre la concurrence étrangère par des barrières tarifaires, et donc, troisièmement, doit devenir un espace pour l'exploitation par les entreprises monopolistes nationales. »

Dans l'absolu, un accord commercial international est possible, selon la ligne suggérée par Bernstein et Kautsky après 1912. En pratique, cela reste plus difficile. Parvenir à un cartel international stable présuppose des rapports de forces économiques et militaires stables et l'assurance qu'ils vont le rester. Donc, tout progrès réel vers une telle « assurance » au niveau mondial passe par la guerre. Les tendances « nationalistes » du capitalisme empêchent un internationalisme harmonieux, les tendances « internationalistes » excluent un retrait des différentes classes capitalistes chacun sur son propre territoire.

Boukharine résume sa définition de l'impérialisme par l'expression de capital financier, mais son argumentation générale ne cadre pas avec ce résumé. Après avoir répété la définition de Hilferding du capital financier et donné quelques exemples, il ne dit pas grand chose de plus à ce sujet. Dans son argumentation principale, l'intégration des banques et de l'industrie n'est qu'un aspect de la « nationalisation » du capital et les opérations internationales des banquiers et financiers ne sont qu'un aspect de « l'internationalisation » du capital. Chez Lénine, également, le capital financier et l'exportation du capital n'apparaissent que comme des aspects du phénomène central, qui est pour lui le développement du capital monopoliste.[10]

Il est vrai que l'impérialisme est fondée, dépend, naît du développement de grandes concentrations de capitaux très mobiles, prêts pour des opérations étrangères audacieuses. Dans le monde tel qu'il est en 1916 – où la suprématie industrielle britannique est rompue, mais où aucun rival n'est en mesure d'établir sa propre hégémonie, et où l'exploitation capitaliste forcenée dans les pays les moins industrialisés exige généralement un État capitaliste imposée de l'extérieur pour établir les conditions nécessaires – ces grandes concentrations de capitaux très mobiles sont les vecteurs de l'impérialisme. Des recherches récentes indiqueront également que Hobson et Kautsky avaient probablement raison sur la limitation de l'apport de gains nets par l'Empire à seulement certaines couches de la classe capitaliste (en Grande-Bretagne, seigneurs, propriétaires terriens, banquiers et marchands de Londres), alors que pour la classe dans son ensemble, les taxes supplémentaires annulent tout gain.

Mais les grandes concentrations de capitaux ultra-mobiles peuvent fonctionner sous d'autres régimes, comme c'est le cas depuis le milieu des années 1980. La structure de l'économie mondiale est plus à l'origine de l'impérialisme extrême que de la croissance de grandes fortunes capitalistes dans quelques pays. En outre, la fin du XXe siècle prouve que le « capitalisme monopoliste » (un capitalisme dominé par les grands trusts) ne tend que sous certaines conditions à diviser le monde entre États rivaux avec un fort contrôle policier et des barrières douanières élevées. Dans d'autres conditions, les grandes firmes transnationales préfèrent le libre-échange. L'insistance de Kautsky et Luxembourg sur la fragilité et l'instabilité des cartels s'est révélée plus juste, sur le long terme, que le scénario de Hilferding d'un capitalisme toujours plus cartellisé et « organisé ». Le monopole n'est pas nécessairement le contraire de la concurrence. Des trusts énormes peuvent se faire une concurrence plus féroce que les capitalistes plus nombreux et petits d'un « capitalisme concurrentiel ». Plus féroce parce que la part de marché que les concurrents peuvent atteindre est plus large et leur capacité à répondre aux mouvements des autres est plus rapide. Par exemple, un commerce de détail alimentaire dominé par quelques grandes chaînes de supermarchés peut connaître une concurrence plus forte que celui façonné par des milliers de petites boutiques.

La lutte politique au temps de la guerre donne aux brochures de Boukharine et Lénine un plus grand éclat et une meilleure vision que la littérature d'avant 1914. Comme polémiques, elles sont foudroyantes ; comme résumés incisifs de la littérature marxiste, ils tiennent très bien aux critiques ultérieures des universitaires bourgeois. Comme manuels pour l'étude de l'impérialisme sur l'ensemble du XXe siècle, c'est en revanche une autre affaire et elles ne sont d'ailleurs pas écrites dans ce but. Leur synthèse sur le capital financier et le capital monopoliste n'est pas correcte lorsqu'elle est considérée comme une loi valable jusqu'à la fin de l'histoire.

Boukharine crée un cadre théorique riche et souple, dans lequel il intègre bon nombre des idées marxistes précédentes, tout en rejetant explicitement les présupposés erronés, comme la notion de suraccumulation permanente. Les idées de Kautsky, Rosa Luxemburg et Hilferding sur les origines de la conquête coloniale dans la logique capitaliste « d'accumulation primitive » dans les colonies (plutôt que seulement des impulsions de la métropole) – idées qui montrent que la domination coloniale sera difficile et peut-être même trop chère à maintenir lorsque le développement capitaliste aura atteint un certain niveau dans les colonies – auraient pu également être intégrées dans ce cadre. Toutefois, Boukharine entache son raisonnement de déductions schématiques et mécaniques. Son schématisme l'amène à présenter un monde composé de structures militarisées, capitalistes d'État et monolithiques comme un fait établi et irréversible, plutôt qu'une tendance parmi d'autres dans un tout complexe, et de faire valoir que l'autodétermination nationale a donc été rendue « économiquement impossible ».

Lénine, lui aussi, reprend l'argument mis au point par Kautsky et Luxemburg contre Bernstein sur le capitalisme avancé qui détruit en non renforce le libéralisme bourgeois. Il soutient que la tendance économique (la croissance des monopoles) a son reflet en politique (« la violence et la réaction »). Mais tous les marxistes classiques – Boukharine, Luxemburg, Hilferding, Kautsky et aussi Lénine – ont plus supposé une connexion entre les faits politiques (le mouvement protectionniste des gouvernements capitalistes, contre lequel ils militaient dans leur activité politique quotidienne) et les tendances économiques, plus qu'ils ne l'ont prouvée. Lénine mentionne à peine le rôle économique de l’État dans l'impérialisme ; à l'inverse, il ne mentionne l'impérialisme qu'en passant (bien que souvent) dans sa brochure L’État et la Révolution, écrite l'année suivante.

L'argumentation est restée rudimentaire, sans doute parce que les marxistes considéraient moins établir une grande déclaration théorique qu'un résumé des faits observés dans la politique bourgeoise à la veille de la première guerre mondiale. En effet, l'individualisme libre-échangiste du dix-neuvième siècle est contesté au nom de l'Empire, de la Nation, de l'État et de la Race. Les nouveaux impérialistes peuvent proposer des mesures sociales ou être tristement conservateurs, mais dans tous les cas, ils sont pour un État plus fort que les anciens libéraux, qu'ils soient libre-échangistes butés ou réformateurs généreux. Luxemburg et le jeune Kautsky, Boukharine et Lénine, sont d'abord et avant tout préoccupés par l'analyse des événements immédiats et la réfutation de l'optimisme libéral bourgeois, pas par l'écriture de manuels pour l'ensemble de l'évolution des formes de l’État au XXe siècle.

En fait, la démocratie parlementaire bourgeoise s'est plutôt étendue que réduite, dans la période qui a précédé la première guerre mondiale. Toute l'histoire du siècle indique que les régimes politiques monopolistiques (dictatoriaux) et les empires coloniaux ne se développent pas nécessairement en parallèle de la concentration du capital en unités plus grandes.

Lénine – malgré quelques déclarations expéditives laissant supposer l'inverse – reconnaît beaucoup plus de complexité dans la relation entre économie et politique que les autres marxistes classiques. « Et dans le même temps, souligne-t-il, le capitalisme engendre des aspirations démocratiques dans les masses, crée des institutions démocratiques, aggrave l'antagonisme entre l'impérialisme négateur de la démocratie et les masses qui aspirent à la démocratie. » [11] « L'impérialisme n'arrête pas le développement du capitalisme et la croissance des tendances démocratiques dans la masse de la population, mais attise l'antagonisme entre ces aspirations démocratiques et la tendance anti-démocratique des trusts ». [12] Lénine définissait l'accaparement des colonies comme l'une (auxiliaire) des méthodes de l'impérialisme, avec pour conséquence que dans des circonstances différentes d'autres méthodes peuvent prédominer. Il a ridiculisé l'argument grossier de Boukharine disant que « l'annexion impérialiste n'est qu'une question de la tendance générale du capitalisme à la centralisation du capital. » [13] « Tout le monde éclaterait de rire [...] si, parallèlement à la loi de l'éviction de la petite production par la grande, on énonçait (en liaison avec elle ou sur le même plan) la 'loi' de l'éviction des petits États par les grands » [14]

Il y a cependant un problème, selon moi, dans la grille d'analyse des formes de l’État bourgeois utilisée par Lénine. À une extrémité il y aurait la démocratie jacksonienne (du type des États-Unis au début du XIXe siècle, mise à part l'esclavage et les guerres indiennes), une république parlementaire fondée sur les petits propriétaires, avec un appareil d'État permanent minimal, pas d'armée permanente, des droits civiques larges, etc. À l'autre pôle, il y aurait l'absolutisme prussien, une grosse machine militaire et une bureaucratie d’État, surmontées d'une monarchie, avec des droits civiques restreints et des formes plus restreintes de parlementarisme. Toutes les autres formes de l'État (ainsi que le suppose l'hypothèse implicite) se trouveraient quelque part entre ces deux extrémités. Le capitalisme monopoliste nécessitant un appareil d'État important et les intérêts des grands capitalistes contournant souvent le Parlement pour faire affaire directement avec les responsables étatiques, cela signifierait l'abandon de la démocratie jacksonienne, et donc nécessairement au bénéfice de l'absolutisme prussien.

L'appareil d'État démocratique bourgeois moderne fait passer l’État prussien du temps de Lénine pour minuscule. Pourtant, il existe toujours une démocratie parlementaire (vidée de sa substance, mais pas insignifiante) et des droits civiques relativement larges. Nous ne sommes pas quelque part entre une démocratie jacksonienne et l'absolutisme prussien, nous sommes dans une autre direction. Il en va de même de l’État fasciste.

Le « léninisme » changé en dogme

Après la mort de Lénine, les staliniens ont construit une orthodoxie tronquée du « léninisme », qui, par le poids de leur littérature et leurs ressources, ont pesé sur la pensée de gauche bien au delà des partis staliniens.

Cette orthodoxie tronquée a déformé la base de connaissance de plusieurs façons. Premièrement : pour la plupart des lecteurs, seul le pamphlet de Lénine était disponible comme un résumé de la théorie marxiste classique de l'impérialisme. Les écrits de Boukharine, Hilferding, Kautsky et Rosa Luxemburg ont été peu publiés et peu lus. Deuxièmement : la brochure de Lénine ne couvre pas ce qui est devenu la question la plus brûlante de l'impérialisme, sa relation avec le développement économique dans le Tiers Monde. Pour combler cette lacune de la théorie « léniniste », des expressions de la brochure qui apparaissaient comme pouvant à ce propos ont été extraites comme étant la ligne « léniniste » ! Troisièmement : les staliniens ont parfois simplement déformé Lénine. Quatrièmement : la théorie a été déformée « honnêtement » par la prise en compte d'observations sur certaines tendances comme si elles donnaient un tableau complet, sans tenir compte des contre-tendances. Et cinquièmement : ainsi que je vais l'expliquer, certaines faiblesses réelles chez Lénine ont fourni un terrain fertile pour la confusion.

L'exportation de capitaux

Il est devenu courant d'entendre que Lénine avait défini l'impérialisme essentiellement comme « l'exportation de capitaux ». En fait, dans la théorie de Lénine, l'exportation de capitaux est l'une des manifestations de la structure qu'il analyse et non sa principale force motrice. La plupart des puissances que Lénine reconnaît comme « impérialiste » étaient importatrices nets de capitaux, comme la Russie tsariste. Le « malentendu » ici peut provenir d'un outil doctrinal pour disculper l'URSS et, simultanément, pour justifier l'autarcie comme la politique plus « anti-impérialiste ». En fait, l'impérialisme stalinien correspondait plus pleinement au modèle théorique de Lénine (monopole en économie, violence et réaction en politique) que quoique ce soit à l'Ouest, voire que ce qui existait en 1916, bien qu'elle n'était pas « le stade suprême du capitalisme », mais plutôt, à long terme, une impasse de l'époque capitaliste.

Parasitisme, putréfaction et capital financier

L'impérialisme, écrivait Lénine, était un capitalisme « parasitaire », «en putréfaction » et « moribond ». Il reformulait les idées de Kautsky de 1899 à 1909. En faisant ainsi, il était piégé par les alternatives mécaniques de « l'orthodoxie marxiste » d'avant 1914 : soit le capitalisme était progressiste, et ses nouveaux développements comme l'impérialisme, devaient être soutenus, soit il se précipitait vers l'effondrement. Et de ces fausses alternatives, il a choisie la mauvaise. Quatre-vingts ans plus tard, le capitalisme s'est développé, pas effondré.

De nombreux passages de la brochure de Lénine suggèrent que l'impérialisme signifie la stagnation. Pourtant, même dans L’impérialisme, Lénine montre qu'il avait une vision plus dialectique et moins mécanique. « ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme; non […] Dans l'ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu'auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l'inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). » [15]

Ailleurs Lénine indique : « L'histoire ne piétine pas sur place, même pendant les contre-révolutions. »[16] Les forces productives étaient suffisamment développées pour que les classes capitalistes européennes soient renversées en 1917-1923 ; les dirigeants minables de la classe ouvrière les a sauvés. Le capitalisme a traversé 20 ans de catastrophes et a survécu à nouveau. L'histoire n'est pas immobile. Le capitalisme se réorganise. Il progresse, à sa manière. Il crée de nouvelles classes ouvrières, permet à des travailleurs d'augmenter leur niveau de vie et d'éducation, développe de nouvelles technologies. Il y a eu un nouvel « âge d'or du capitalisme », or pour les capitalistes, mais, comme toujours, la boue et le bronze pour les travailleurs.

Le reconnaître, c'est ne pas relâcher notre lutte contre le capitalisme. Comme Lénine l'a dit : « Quelqu'un de bon sens peut-il nier que l'Allemagne bismarckienne et ses lois sociales sont 'mieux' que l'Allemagne d'avant 1848 ? Est-ce que les sociaux-démocrates allemands [...] ont voté pour les réformes de Bismarck pour autant ? » Rejeter l'idée mécanique de « l'époque de putréfaction » est cependant essentiel si nous voulons comprendre de façon réaliste les adversités et les perspectives du mouvement socialiste, perspectives qui peuvent évoluer pour le meilleur alors que nous entrons dans une nouvelle ère, plus tumultueuse. Il y a eu plusieurs « époques d'impérialisme », pas une.

Nous devons également rejeter le lien confus établi par Lénine, après Kautsky, entre « décadence » et « capital financier ». Dans son analyse, Lénine a deux concepts totalement différents du capital financier, combinés de façon incohérente. Il parle de « quelques centaines de rois de la finance de la société capitaliste moderne ». Ailleurs, pourtant, il est question du « développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement, de la couche des rentiers, c'est-à-dire des gens qui vivent de la 'tonte des coupons', qui sont tout à fait à l'écart de la participation à une entreprise quelconque et dont la profession est l'oisiveté. » Alors de quoi s'agit-il ? Les capitalistes financiers sont-ils les maîtres de la grande industrie, les administrateurs de l'économie ? Ou bien des gens comme le rentier qui « si jamais il parle de travail, c'est du 'travail' de cueillir des fleurs ou d'appeler pour réserver un billet d'opéra ».

Les mêmes tendances du capitalisme peuvent générer à la fois des liens étroits entre les banques et l'industrie (le capital financier au sens de Hilferding) et accroître la masse des rentiers. Elles peuvent générer deux sortes de « capitalistes financiers ». Mais ce sont différents groupes. En établissant le caractère parasitaire du capitalisme impérialiste, Lénine les a mélangé. « Le capitalisme a assuré une situation privilégiée à une poignée […] d'États particulièrement riches et puissants, qui pillent le monde entier par une simple 'tonte des coupons'. » « C'est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l'une des tendances de l'impérialisme : la création d'un 'État-rentier', d'un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l'exportation de ses capitaux et de la 'tonte des coupons'. » « L'exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l'impérialisme, accroît encore l'isolement complet de la couche des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l'ensemble du pays […]. »

La rente est en effet une caractéristique majeure des grands États capitalistes avant la première guerre mondiale. En Grande-Bretagne, en 1913, près de la moitié des revenus de la propriété était des rentes tirées de l'étranger, la moitié celles-ci de l'Empire. Mais l'argumentation de Lénine est déformée par le glissement d'un sens à l'autre « capital financier » : l'impérialisme est d'abord caractérisé comme la domination des « rois de la finance » qui commandent l'industrie et l'État, puis identifié avec la domination de les rentiers qui se préoccupent de fleurs et d'opéra. Et la domination des rentiers signifie stagnation et putréfaction.

« Le capitalisme, qui a inauguré son développement par l'usure en petit, l'achève par l'usure en grand. […] Même lorsque la population est stagnante, que l'industrie, le commerce et les transports maritimes sont frappés de marasme, le 'pays' peut s'enrichir par l'usure. » Lénine fait allusion à la France, mais il a également adopté la vision de Hobson : « Une grande partie de l'Europe occidentale pourrait alors prendre l'apparence et le caractère qu'ont maintenant certaines parties des pays qui la composent : le Sud de l'Angleterre […] de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d'employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d'ouvriers occupés dans les transports et dans l'industrie travaillant à la finition des produits manufacturés. Quant aux principales branches d'industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d'Asie et d'Afrique comme un tribut. »

Cette perspective est en vérité encore plus spéculative et fantastique que l'ultra-impérialisme pacifique de Kautsky. Si le centre de la production industrielle devait se déplacer vers l'Asie et l'Afrique, ce qui n'est toujours pas le cas à ce jour, par quel pouvoir l'Europe mollassonne pourrait-elle empêcher les capitalistes asiatiques et africains de s'emparer des propriétés et de refuser à l'Europe ses « dividendes et pensions » ?

Lénine souligne une tendance et tord le bâton pour la polémique, il ne faut pas imaginer qu'il aurait oublié les contre-tendances. Néanmoins, le fil de son raisonnement de l'impérialisme aux rois de la finance, aux rentiers, puis au parasitisme, a eu un effet malheureux. Il a permis à des auteurs ultérieurs d'estampiller « léniniste » des théories sur la « surabondance de capital » et sur l'impossibilité du développement capitaliste des pays pauvres dans le cadre de l'impérialisme.

« Théorie de la dépendance »

La théorie de la « dépendance » remonte à l'ouvrage de Paul Baran L'économie politique de la croissance (New York, 1957). Les pays du Tiers monde sont sous-développés, fait valoir Baran, principalement en raison du parasitisme dans ces pays et d'un drainage de la plus-value vers les pays avancés. La solution pour ceux qui cherchent le développement du Tiers-Monde est de suivre le modèle fourni par l'URSS : exproprier les anciennes classes possédantes parasites, centraliser les ressources entre les mains de l'État, réduire au minimum les relations économiques avec le reste du monde.

Andre Gunder Frank, Samir Amin, Immanuel Wallerstein et d'autres se sont appuyés sur l'analyse de Baran, développant l'idée que l'impérialisme a engendré des structures déformées, rabougris, dépendantes dans les pays du Tiers-Monde. Bien que fortement discréditée par les événements récents, tels que le développement capitaliste de la côte pacifique de l'Asie, cette « théorie de la dépendance » reste très influente à gauche, en particulier des dérivés pseudo-trotskystes.

Cette doctrine (de « l'importation des revenus », pour ainsi dire) présente de grosses différences même avec l'interprétation courante de Lénine (« exportation des capitaux »), mais elle lui a été assimilée en s'appuyant sur les spéculations de Lénine sur le capital métropolitain « s'enrichissant par l'usure » ou « le tribut de l'Asie et de l'Afrique » et en mettant en avant les situations où une faible « exportation de capital » (investissement métropolitain dans un pays pauvre) a produit une « importation de revenus » permanente vers la métropole sans réinvestissement local ou nouveaux investissements.

Tous les marxistes classiques croyaient que le capitalisme tend à répandre le développement capitaliste à travers le monde : des affirmations comme celles de Kautsky en 1907 sur l'impérialisme soutenant des structures pré-capitalistes entrent dans ce cadre. Lénine, comme nous l'avons vu, a même donné du crédit à la spéculation farfelue de Hobson sur le déplacement de tout le développement industriel vers l'Asie et l'Afrique.

Dans L'Impérialisme, Lénine s'oppose précisément à l'idée d'une division inamovible entre les régions industrialisées et non industrialisées (idée qui, par une logique qu'il n'est pas utile de discuter ici, faisait partie des nouvelles vues de Kautsky sur l'impérialisme). L'impérialisme ne consiste pas seulement à s'emparer de régions agraires, mais de territoires économiques en général. L'erreur de Kautsky n'était pas innocente : l'impérialisme allemand, celui qu'il était de son devoir de combattre en particulier, avait parmi ses principaux objectifs la conquête des régions industrialisées de la Belgique et de l'Alsace-Lorraine. En outre, l'impérialisme n'est pas seulement « une tendance aux annexions ». L'objectif immédiat de l'Allemagne n'était pas tellement d'avoir de nouvelles colonies, mais plutôt la domination économique en Europe centrale et au Moyen-Orient.

Lénine souligne que la position économique relative entre les pays change. « C'est dans les colonies et les pays transocéaniques que le capitalisme croît avec le plus de rapidité. De nouvelles puissances impérialistes (Japon) y apparaissent. ». Boukharine en convient. « L'industrialisation des pays agraires et semi-agraire se poursuit à un rythme incroyablement rapide. »

L'une des notions essentielles de la théorie de « la dépendance » est l'idée que l'essence du capitalisme mondial repose sur la relation entre deux blocs relativement homogènes, le centre et la périphérie. L'étude se focalise alors sur les facteurs qui maintiennent la hiérarchie entre économies capitalistes, gardant le centre au centre et la périphérique en périphérie. Les marxistes classiques, au contraire, s'intéressent à la fluidité et la variabilité des rapports hiérarchiques entre économies capitalistes.

Andre Gunder Frank, développant avec verve la théorie de Baran, explique dans son classique Capitalisme et sous-développement en Amérique latine : « Le monopole extérieur a toujours abouti à l'expropriation (et en conséquente à l'indisponibilité pour le Chili [et le même argument vaut pour les autres pays sous-développés]) d'une partie importante de l'excédent économique produit par le Chili et son appropriation par une autre partie du système capitaliste mondial […] [Un] rapport d'exploitation […], par réaction en chaîne, étend les liens capitalistes entre le monde capitaliste et les métropoles nationales aux centres régionaux (dont elles s'approprient une partie des surplus) et, à partir de ceux-ci, aux centres locaux et ainsi de suite jusqu'aux grands propriétaires terriens ou commerçants qui exproprient le surplus de petits paysans et métayers, et parfois même de ces derniers aux paysans sans terres qu'ils exploitent à leur tour. A chaque étape du parcours, les quelques capitalistes du haut de la chaîne exercent un pouvoir de monopole sur un grand nombre en dessous d'eux […] Ainsi, à chaque étage, le système capitaliste international, national et local génère le développement économique pour quelques-uns et le sous-développement pour le grand nombre ».

Frank présente cette chaîne relationnelle métropole-satellite, ou centre-périphérie, comme la caractéristique principale du capitalisme, qui montre que l'Amérique latine est intégrée au système capitaliste mondial depuis le XVIe siècle environ. L'impérialisme, quant à lui, donc, est plus ou moins synonyme de capitalisme quelqu'en soit la forme, avancée ou non, remontant au moins au XVIe siècle.

L'image de la plus-value drainée par un million de canaux de la périphérie vers le centre est forte. Mais ce n'est pas une explication très satisfaisante du développement/sous-développement. Le rapport capitaliste / travailleur est, pour Frank, l'archétype du rapport « centre / périphérie » ou (c'est la même chose pour lui) capital / masse. Les travailleurs sont dissous dans la « masse », la logique spécifique du travail salarié et du capital est dissoute dans le tableau général de la spoliation du plus grand nombre par quelques-uns. Mais le rapport capitaliste / travailleur développe ses deux propres pôles – les capitalistes avec la richesse, les travailleurs avec la concentration, l'éducation, et la confiance en soi – plutôt que du « sous-développement ». Ce développement, avec son potentiel révolutionnaire, est obscurci par l'analyse de Frank, en faveur de la position d'une personne bien intentionnée dénonçant le « sous-développement » du grand nombre.

Disons-le autrement. Qu'advient-il de l'excédent quand il s'écoule finalement vers la métropole des métropoles – les sièges de certaines multinationales américaines ? Il n'est pas simplement consommé par les patrons de ces multinationales. Non : ceux-ci cherchent à accroître encore leur capital, c'est-à-dire à développer tout le réseau de rapports qui leur apporte le surplus. La convoitise des capitalistes pour le profit, leur volonté et leur capacité à détourner les revenus pour eux-mêmes, n'apporte aucune explication au sous-développement en Amérique latine. Si les opportunités locales d'investissement sont meilleures, alors la soif de profit fera que le plus yankee des capitalistes voudra réinvestir ses revenus en Amérique latine plutôt que les retenir aux États-Unis. Inversement, si les possibilités d'investissement sont mieux ailleurs, le plus national des capitalistes dirigera ses fonds ailleurs plutôt que d'investir en Amérique latine.

En réalité, les modèles d'investissement ne sont pas simplement déterminés par la maximisation du profit de cette façon. Le cas classique de « captage des profits » est lorsque les intérêts étrangers détiennent une plantation ou une mine dans un pays sous-développé. Les capitalistes étrangers ne sont pas très intéressés à s'y diversifier dans d'autres industries ; l'infrastructure nécessaire, la main-d'œuvre formée, etc., n'existent pas et le marché local lui-même est faible.

Ils ne sont pas non plus très intéressés à investir dans les nouvelles technologies dans les plantations ou les mines : d'abondantes réserves de main-d'œuvre à bas coût le rend inutile. Ils préfèrent rapatrier leur argent dans leur pays capitaliste avancé et investir là-bas. Lorsqu'un pays sous-développé prend en charge une plantation ou une mine, cependant, il est susceptible d'utiliser les profits pour construire des infrastructures et une industrie lourde dans ce pays. Ici, le « captage des profits » est ce qui est à expliquer, pas l'explication. Il s'agit d'un important effet du « sous-développement », pas sa cause. Une telle fuite existe dans de nombreux pays ex-coloniaux dans les années 1950, lorsque les investissements directs des économies capitalistes les plus riches étaient à des niveaux faibles, et de nouveau dans la première période de la grande « crise de la dette du Tiers Monde », qui a commencé avec le défaut du Mexique en 1982. Dans les années 1990, de nombreux pays ex-coloniaux bénéficiaient d'importantes entrées nettes de capitaux étrangers. Le « captage» n'est pas une règle économique fixe.

Robert Brenner résume les implications politiques de la théorie de la « captation ». « Tant que l'incorporation au marché mondial/dans la division internationale du travail est perçue comme apportant automatiquement le sous-développement, l'antidote logique au sous-développement capitaliste n'est pas le socialisme, mais l'autarcie. Tant que le capitalisme se développe simplement par pression à sec du 'Tiers monde', les oppositions principales doivent être entre le centre et la périphérie, les villes et la campagne – et non le prolétariat international, en alliance avec les peuples opprimés de tous les pays, contre la bourgeoisie. En fait, l'épée ici est à double tranchant : d'une part, une nouvelle ouverture à la 'bourgeoisie nationale' et, d'autre part, une fausse stratégie pour la révolution anticapitaliste [...] Plus directement, bien sûr, la notion de « développement du sous-développement » ouvre la voie à l'idéologie tiers-mondiste. De la conclusion que le développement a eu lieu seulement en l'absence de liens avec l'accumulation capitaliste dans la métropole, il n'y a qu'un pas vers la stratégie de développement socialiste semi-autarcique. Ensuite, l'utopie du socialisme dans un seul pays remplace celle de la révolution bourgeoise [...] » (Les origines du développement capitaliste, dans la New Left Review 104, p.91-2).

Dans la vision centre / périphérie, les mouvements nationaux autarciques par la bourgeoisie des pays sous-développés apparaissent comme des formes limitées, initiales de la lutte de la périphérie contre le centre – dont la lutte, bien sûr, finalement entièrement développée est la lutte pour le socialisme. C'est donc forcément l'abandon des distinctions de classe. Deux marxistes argentins ont résumé les problèmes ici :

« La théorie des 'néo-colonies' [...] cherche à assimiler la dépendance financière et diplomatique des pays politiquement indépendants et des semi-colonies en donnant la priorité écrasante à certaines fonctions économiques, en particulier le rôle de l'investissement direct à l'étranger par les sociétés transnationales. L'investissement direct étranger, associé à d'autres formes de 'pénétration', est censé transformer les différents pays en semi-colonies, même s'il n'est jamais clair de qui doit être inclus dans cette définition. (Serait-ce le cas, par exemple, de pays comme l'Afrique du Sud, le Canada ou l'Espagne, ou seulement de pays du 'Tiers monde' ?) Selon ce raisonnement, les États bourgeois serait progressistes et anti-impérialistes simplement en s'opposant à l'investissement étranger, en augmentant des droits de douane et en réduisant le solde du commerce extérieur, ou en se liant économiquement au 'bloc socialiste'. Le marxisme, cependant, considère un tel 'anti-impérialisme' et une telle 'défense' du principe de l'autodétermination nationale comme rien de plus qu'une tentative de dissimuler des manœuvres concurrentielles des capitalistes de certains pays, en particulier des capitalistes monopolistes 'faibles'. » (Alejandro Dabat et Luis Lorenzano, Argentine : les îles Malouines, la fin du régime militaire, p.8).

Frank a développé ses théories en opposition passionnée et en colère aux partis communistes latino-américains et leur stratégie consistant à soutenir la bourgeoisie nationaliste : « La mission historique et le rôle de la bourgeoisie en Amérique latine – qui était d'accompagner et de promouvoir le sous-développement de sa société et d'elle-même – sont terminés. En Amérique latine comme ailleurs, le rôle de promouvoir le progrès historique est maintenant tombé entre les mains du peuple lui-seul [...] Applaudir et, même au nom du peuple, soutenir la bourgeoisie dans son rôle déjà connu sur la scène de l'histoire est traîtrise ou trahison. » (Capitalisme et sous-développement en Amérique latine). Pourtant, il se sent obligé, encore et encore, d'approuver les fractions nationalistes de la bourgeoisie « progressiste ». Par exemple ce commentaire sur le Brésil avant le coup d'État de 1964 : « Les forces progressistes, y compris les entreprises brésiliennes nationalistes, avaient offert au (président) Goulart une alternative ... (Mais) Goulart a de nouveau essayé de repousser les demandes des forces progressistes ». (Le sous-développement ou Révolution, p.346-7)

Comme le souligne Anthony Brewer, Frank finit par défendre le socialisme dans un esprit très différent de Lénine, non pas en identifiant une classe révolutionnaire qui peut le créer, mais par la mise en accusation du capitalisme pour son manque de développement capitaliste.

« Les marxistes classiques ont supposé que chaque pays doit passer par des étapes successives du développement, le stade capitaliste a effectué la tâche historique de la création d'un prolétariat et jeté les bases matérielles de l'étape suivante du socialisme. Lénine et Trotsky ont fait valoir que la bourgeoisie en Russie (alors un pays relativement en retard) était trop faible pour mener à bien les tâches politiques de la révolution bourgeoise, de sorte que le prolétariat doit prendre les devants et pouvait alors continuer tout droit à la révolution socialiste. L'évolution d'un pays relativement arriéré était différente de celle des centres les plus avancés. Mais cet argument présuppose toujours l'existence d'un prolétariat adéquate à la tâche, et donc un certain degré de développement capitaliste. Cependant, dans la première moitié du 20e siècle, il y avait peu de signes de développement capitaliste dans les pays sous-développés, et de nombreux marxistes ont fait valoir une position diamétralement opposée à celle des classiques. Là où il avait été avancé que le développement capitaliste devait d'abord créer la possibilité d'une révolution socialiste, il était maintenant soutenu que l'absence de développement capitaliste rendait la révolution socialiste nécessaire. Frank est le principal représentant de ce point de vue, résumé dans le titre d'un de ses livres, en Amérique latine : sous-développement ou révolution. Ce changement de perspective implique un glissement vers un concept politique plus volontariste et de traiter la paysannerie ou le lumpen-prolétariat, plutôt que le prolétariat industriel, comme la classe révolutionnaire. Cette tendance de la pensée politique a été encouragée par le succès des révolutions chinoise et cubaine. » (Théories marxistes de l'impérialisme, p.286).

La « fin de l'impérialisme » - version 1

« La nécessité de l'exportation des capitaux, écrit Lénine, est due à la 'maturité excessive' du capitalisme dans certains pays, où (l'agriculture étant arriérée et les masses misérables) les placements 'avantageux' font défaut au capital. » « L'augmentation prodigieuse du capital, qui déborde en quelque sorte, s'écoule à l'étranger, etc. »

C'est un argument « de sous-consommation ». Il est surprenant de le trouver dans les écrits de Lénine : dans les débats sur le développement du capitalisme en Russie, il avait été le plus véhément anti-« sous-consommation ». Et Boukharine a explicitement rejeté la théorie de la « surabondance ». « Ce n'est pas l'impossibilité de faire des affaires sur place, mais la course aux taux de profit les plus élevés qui est la force motrice du capitalisme mondial. Même aujourd'hui, la 'pléthore capitaliste' n'a pas de limite absolue ».

Mais il est donc là, peut-être adapté du jeune Kautsky, avec une importance agrandie par son son lien avec l'image d'un capitalisme en « putréfaction » dirigé par une bande de parasites financiers. Et entre certaines mains, cette erreur, ou cette négligence, est devenue le cœur de la « théorie léniniste » de l'impérialisme.

Dans certains milieux, l'idée de la « surabondance de capital » conduit à la conclusion que la décolonisation signifierait l'étouffement du capitalisme des métropoles dans leurs richesses sans débouché. Ainsi, le deuxième congrès international de la Quatrième Internationale affirme que la perte de colonies enlèverait à l'Europe toute chance de retrouver « l'équilibre économique, même celui d'avant la guerre [i.e. de 1930 !] ». Michel Pablo indique que « la base colonial du système capitaliste est en train d'être rompue ». La révolution coloniale a « déjà, pour commencer, mit le capitalisme européen à genoux ». « Ainsi l'impérialisme américain, qui déborde maintenant de forces productives, est obligé de diriger son surplus vers des marchés artificiels : les dépenses d'armement et 'l'aide à l'étranger'. » James P. Cannon le dit comme suit : « Le marché mondial […] n'offre plus un débouché suffisant pour le capital surabondant et les marchandises en trop de l'Amérique ».

Michael Kidron de International Socialists (devenu SWP britannique), de son côté, utilise les mêmes suppositions pour expliquer que la prospérité des métropoles capitalistes après 1950 signifie la fin de l'impérialisme [17]. L'impérialisme avait été le « stade suprême, mais un stade » du capitalisme. Depuis le SWP a basculé de ce point de vue à un autre beaucoup plus proche de la norme stalinisée du « léninisme », mais à l'époque, la thèse de Kidron est un élément central d'une vision du monde incluant également le capitalisme d'État en URSS et « l'économie d'armement permanent » à l'Ouest.

La dépense d'armement évacue la surabondance de capitaux, de sorte que les mécanismes économiques de base de l'impérialisme ne fonctionnent plus. La demande générée par l'État à travers « l'économie d'armement permanent » comble de « vide de la sous-consommation » prétendument causé par les travailleurs qui ne peuvent consommer suffisamment. L'exportation de capitaux n'est plus nécessaire pour fournir un « échappatoire » au capital excédentaire des pays avancés. Le Tiers-Monde est également de moins en moins important pour les pays capitalistes avancés en tant que source de matières premières, en raison des nouvelles technologies, l'utilisation de produits de substitution, etc. En bref, l'exploitation impérialiste du Tiers Monde n'est plus nécessaire pour l'Occident, ce qui explique la décolonisation. Toutefois, les pays du Tiers-Monde sont abandonnés en mauvais point dans un monde de concurrence militaire entre les États. « Les sociétés mutilées et brisées par l'explosion impérialiste du siècle dernier sont à nouveau mutilées et brisées, par l'isolationnisme économique croissant de l'Ouest (une implosion impérialiste pour ainsi dire) […] » (Kidron, Le capitalisme occidental depuis la guerre, p.10).

Les conclusions sont identiques la thèse standard du « centre-périphérie » sur le sous-développement de la « périphérie », avec une modification. Plutôt que de montrer en exemple la Chine, Cuba et autres comme des exemples de développement pour contraster avec le sous-développement général, il soutient que ceux-ci partagent le même sous-développement.

Kidron complète son scénario de stagnation économique sans espoir dans le monde ex-colonial par un rejet (plus ou moins d'emblée, faisant appel à l'autorité de références à Trotsky) de la notion de révolutions bourgeoises du Tiers-Monde. Impasse sur tous les fronts, en manque d'une révolution socialiste internationale centrée dans les pays avancés ! Les problèmes politiques sont exprimés le plus nettement dans une controverse célèbre des années 1960. Commentant la participation des ex-trotskystes du LSSP au gouvernement bourgeois de coalition au Sri Lanka, Kidron déplore l'action du LSSP, mais affirme que, de toute façon, il n'y a malheureusement pas grand-chose que les socialistes pourraient faire dans des pays comme le Sri Lanka. Il reprend la logique de Tony Cliff sur l'URSS, qui a déclare que le « capitalisme d'État », version Cliff, est la forme la plus progressive possible en l'absence de révolution socialiste internationale – même le programme de l'Opposition de gauche n'aurait pu conduire à rien de mieux – mais, en fin de compte, dans la nuit de l'impérialisme, aucun progrès ne compte de toute façon : « le développement des moyens de production dans un pays arriéré ne peut être progressif lorsque l'humanité, à l'échelle mondiale, est mûre pour le socialisme ».

La thèse de Kidron ne tient pas debout pour plusieurs raisons. Tout d'abord, comme indiqué plus haut, l'impérialisme ne consiste pas fondamentalement à fournir un « débouché » pour un superflu de capital. Deuxièmement, l'idée « fonctionnaliste » que les activités économiques doivent arriver si elles sont « nécessaires au capitalisme » et ne se produisent pas si elles ne sont pas « nécessaire au capitalisme » est fausse en général. Le monde capitaliste est façonné par les capitalistes agissant pour les intérêts capitalistes, avec des déviations et détours imposés par les travailleurs défendant les intérêts des travailleurs, et non par une force surhumaine dénommée « les besoins du système ».

La thèse de Kidron ne tient pas aussi face aux simples faits historiques. La tendance principale a été la « mondialisation », ou au moins l'internationalisation, du capital, plutôt que « de plus en plus d'isolationnisme économique » et le développement capitaliste dans les pays ex-coloniaux n'a pas été réduit à rien.

La « fin de l'impérialisme » - versions 2

L'erreur historique des arguments de Kidron est si visible, qu'une autre argumentation sur la « fin de l'impérialisme » se développe rapidement, elle est son exact contraire. Pour Kidron, l'impérialisme a pris fin en raison d'un « manque » de capital dans le Tiers Monde ; pour Bill Warren, c'est en raison de « trop » de capital là-bas.

Le premier article de Warren, en 1973, expose les faits sur le développement industriel dans le Tiers Monde. Malgré quelques exagérations, je pense que cette article a eu son utilité pour forcer les marxistes à revoir leur « pensée conventionnelle » de l'époque sur la prétendue impossibilité d'un développement capitaliste réel dans les ex-colonies. Mais les théorisations futures de Warren (membre du Parti communiste britannique, puis d'une secte stalinienne kautskyste, l'Organisation communiste britannique et irlandaise) deviennent une simple inversion de la théorie de la « dépendance » ou théorie « centre-périphérie ». Il s'enferme complètement dans « l'orthodoxie » qu'il dit combattre.

Sur chaque point, il dit non là où les théoriciens « centre-périphérie » disent oui et oui là où ils disent non. Exemple : les théoriciens « centre-périphérie » disent que le colonialisme entrave le développement des colonies, ainsi que la suppression formelle de la domination coloniale n'a pas fait disparaître ces obstacles. Warren répond que le colonialisme a permis le développement des colonies et que la fin du colonialisme aide encore plus ! Autre exemple : les théoriciens « centre-périphérie » attaquent les effets sociaux et culturels du colonialisme et de l'impérialisme. Warren répond par une défense vigoureuse du rôle historiquement progressiste de la culture bourgeoise – pourtant son seul maigre, et méprisant, argument de ce rôle progressiste est l'auto-affirmation des peuples coloniaux à travers les luttes nationales bourgeoises. Exemple : les théoriciens « centre-périphérie » disent que l'impérialisme engendre le sous-développement (utilisant le terme « sous-développement » pour désigner tant le manque d'industrie capitaliste et l'hétérogénéité du développement industriel que la misère de masse issue de ce développement. Warren répond que l'impérialisme génère du développement, désignant par là la croissance capitaliste, l'homogénéisation croissante du capitalisme et l'augmentation du bien-être social.

Quelque part, les théoriciens « centre-périphérie » reproduisent les idées des populistes de la Russie pré-révolutionnaire et Warren reproduit les idées des marxistes légaux. Comme eux, il exagère le développement capitaliste. Il ne fait pas que le reconnaître (comme marxistes le doivent), mais en fait le en fait les louanges et le préconise. Tout ce qui souligne les progrès capitalistes dans le Tiers Monde est mis en scène, ce qui va dans l'autre sens est minimisé. Par exemple : Warren note brièvement que « l'agriculture a échoué [...] » dans le Tiers Monde (Impérialisme, Pionnier du capitalisme, p.236), mais en vient rapidement à des spéculations quant aux perspectives favorables pour l'agriculture du Tiers-Monde dans l'avenir. En lisant attentivement, il y a des conditions et des réserves. Mais la principale dérive de l'argumentation de Warren est que le monde se dirigerait vers un développement plus homogène, avec des relations impérialistes de domination économique affaiblies. En fait, le développement capitaliste est de plus en plus inégal. La domination économique des grands États, des banques internationales et des firmes transnationales ne faiblit pas.

La « fin de l'impérialisme » - version 3

Une discussion plus récente sur la « fin de l'impérialisme » se place, pour ainsi dire, ni sur le terrain du « manque » ou du « trop » de capital dans le Tiers Monde, mais plutôt sur celui du « trop » de capital un peu partout. La thèse reconnaît le pouvoir continu ou croissant des banques et sociétés multinationales, elle le fait même ressortir, mais elle soutient que celles-ci sont plus mobiles, de plus en plus libérées de leurs attaches à un État en particulier et donc que les actions des grands États capitalistes sont de plus en plus « découplées » et secondaires pour les intérêts capitalistes particuliers. Puisque, selon cette thèse, l'impérialisme correspond aux mesures prises par les grands États capitalistes pour imposer les intérêts de leurs « propres » capitalistes particuliers face à d'autres États, il est obsolète. Tels sont les arguments d'auteurs tels que David Becker et ses collègues dans leur ouvrage Postimperialism et David Lockwood dans la revue marxiste australienne Reconstruction, 1994.

Tout d'abord, même à l’apogée de l'impérialisme avant 1914, la plupart des mesures prises par les États impérialistes ne sont pas plus directement liées aux intérêts d'une entreprise en particulier. Dans une polémique influente contre ce qu'il comprend comme « la théorie marxiste de l'impérialisme », D.K. Fieldhouse écrit que la théorie « allègue que la partition [du monde] était due à une nécessité économique. L'industrialisation de l'Europe continentale et le retour du protectionnisme au dernier quart du siècle a rendu les colonies tropicales plus nécessaires qu'auparavant pour ouvrir des marchés aux produits manufacturés, des champs d'investissement au capital excédentaire et une source assurée de matières premières. Les colonies ont été délibérément acquises pour combler ces besoins. » En fait, « remarquablement peu de colonies ont été annexées à la suite d'une évaluation délibérée de leur potentiel économique par une puissance impériale [...] En bref, les empires modernes ont manqué de rationalité et d'objectifs : ils sont les produits du hasard de circonstances historiques complexes. ».

Mais tout est un « produit de circonstances historiques complexes ». Kautsky, Luxemburg et Hilferding ont mis en évidence les racines de la conquête coloniale dans la logique de l'exploitation capitaliste dans les colonies et non seulement dans une « rationalité » de délibérations des capitalistes des métropoles. Et Lénine a souligné les motifs politiques ou idéologiques de l'accaparement des colonies et « la conquête de territoires, pas tant pour eux-mêmes directement que pour affaiblir l'adversaire ».

Il est vrai que le nouveau « régime » du capitalisme mondial depuis le milieu des années 1980 a combiné de grandes concentrations de capitaux très mobiles avec plus ou moins de libre-échange, et que, dans ce régime, les interventions impérialistes, que ce soit par le FMI en Indonésie ou au Brésil ou par l'armée américaine dans le Golfe, sont dans l'ensemble plus destinées à sécuriser les conditions générales des profits pour les grands trusts capitalistes transnationales que de ressembler à l'envoi des Marines par les États-Unis dans les années 1950 pour garantir la sûreté de la United Fruit dans les petits pays d'Amérique centrale. Mais, dans l'ensemble, les auteurs « post-impérialistes » exagèrent le « découplage ». Et de toute façon, pourquoi appeler cela la fin de l'impérialisme plutôt qu'un nouveau régime de l'impérialisme ? Quelle précision conceptuelle ressort de l'insistance sur le fait que la guerre du Golfe, ou les actions du FMI, ne sont pas impérialistes ? L'argument selon lequel « l'impérialisme » est défini par l'image qu'à donné Lénine du monde de 1916 n'est pas mieux quand il est utilisé pour prétendre que le monde d'aujourd'hui n'est pas impérialiste que lorsqu'il est utilisé pour insister sur le fait que, étant impérialiste, il doit correspondre à cette image « léniniste ».

L'impérialisme = capitalisme avancé ?

Contre l'argument trop schématique de Boukharine que l'impérialisme rend l'autodétermination nationale utopique, Lénine souligne que l'accaparement des colonies n'est qu'une seule forme d'impérialisme. « Mais ce serait une grave erreur de penser que le monopole des trusts est irréalisable économiquement, par des procédés purement économiques [...] Le grand capital financier d'un pays peut toujours éliminer ses concurrents, même s'ils appartiennent à un pays étranger politiquement indépendant, et il le fait toujours. C'est parfaitement réalisable sur le plan économique. "L'annexion" économique est parfaitement "réalisable" sans annexion politique et elle se rencontre constamment ». Mais l'argument de Lénine n'est pas qu'il n'y a pas de différence de valeur entre l'annexion politique (conquête) et "l'annexion" économique. Au contraire, il fait valoir que l'autodétermination nationale est une demande importante, utile et progressive, même si l'indépendance politique ne peut pas abolir la domination économique du grand capital. Lénine dit aussi ailleurs, après Kautsky, que l'indépendance politique renforcerait les possibilités des pays coloniaux à se développer de manière capitaliste. « En Asie [...] les conditions pour le développement le plus complet de la production de marchandises, pour la plus libre, la plus large et la plus rapide croissance du capitalisme, ont été créés seulement au Japon, c'est-à-dire dans un État national indépendant. » (Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes).

On déforme l'argument de Lénine sur l'accaparement des colonies comme étant l'une des formes d'impérialisme, si l'on entend par là que le capitalisme monopoliste est égal à l'impérialisme par définition, et que tout ce qu'il fait, qu'il accapare des colonies ou non, ne fait aucune différence.

«L'impérialisme», comme indiqué plus haut, était un terme non des marxistes, et encore moins de Lénine en particulier, mais des politiques bourgeois britanniques. En affirmant « l'impérialisme est le capitalisme monopoliste », Lénine n'entend ni proclamer un langage ésotérique (« pour moi et pour tous mes disciples, l'impérialisme n'aura désormais pas son sens profane, mais sera plutôt synonyme de capitalisme monopoliste »), ni proposer une définition technique du genre de celles faites par les mathématiciens, ou même par Marx dans sa théorie de la valeur. Il voulait dire : « les traits communément reconnus comme 'impérialistes' (un monde de concurrence pour le territoire entre des empires coloniaux ou des sphères d'influence, dominée par quelques grandes puissances) ne sont pas des aberrations, mais sont organiquement liées au développement du capitalisme sous la forme des monopoles » (ou, au moins, au développement du capitalisme sous la forme de monopoles caractéristiques de la fin du 19e et début du 20e siècle).

Avec le léninisme stalinisé, cependant, la théorie de l'impérialisme a été convertie en un ensemble d'équations axiomatiques : le capitalisme avancé est égal à la domination des monopoles et du capital financier, qui est égal à l'impérialisme, qui équivaut à une poussée d'accaparement de colonies, qui est égale à un « capitalisme moribond et en putréfaction » dans la métropole et un fléau dans la périphérie, qui est égal à l'impasse du progrès capitaliste.

Cela fait de « l'anti-impérialisme » une version embrouillée de la ligne des partis communistes européens des années 1950-1960 sur « l'alliance anti-monopole », qui définit les grands intérêts capitalistes les plus avancés comme ipso facto les pire. Le capitalisme avancé est mauvais pas tant parce qu'il est capitaliste mais parce qu'il est avancé. Étant avancé l'a fait, par définition, impérialiste. Le stalinisme, ou le fondamentalisme islamique, devraient être soutenus parce que, malgré leurs crimes sincèrement haïssables, ils ne peuvent manquer de représenter un progrès contre l'impasse absolue de l'impérialisme. Par exemple, dans les discussions sur la guerre des Malouines en 1982, certains de ces marxistes qui voulaient soutenir l'Argentine disaient que le caractère barbare du régime du général Galtieri était une preuve en faveur de leur conception, car il témoignait que l'Argentine était non-impérialiste, donc, en d'autres termes, une semi-colonie. La démocratie bourgeoise est une marque de privilège impérialiste. Ainsi, nous devrions soutenir l'Argentine, non pas malgré la brutalité de la dictature, mais parce qu'elle est une dictature brutale !

Avec cette vision, une intervention du capitalisme avancé est partout colonialiste ipso facto, ou au moins « néo-colonialiste » ou « semi-colonialiste ». Les États du Tiers-Monde sont des « néo-colonies » ou « semi-colonies », même après l'indépendance politique, à moins qu'ils coupent tout lien avec le capital métropolitain avancé au moyen d'une autarcie de type stalinien. Les conquêtes et l'oppression coloniale par des États du Tiers-Monde ou staliniens ne sont en quelque sorte que véniels, un pêché non mortel, puisque par définition ils ne peuvent pas être impérialistes.

Un désir justifié de véhémence contre les prétentions du grand capital occidental à représenter « le monde libre » a encouragé ces idées. Toutes ces idées ont une origine identifiable dans le texte de Lénine. Mais les idées originales ont été sorties de leur contexte, ou la partialité polémique a été accrue, si bien que les idées ont été radicalement falsifiées.

À la lumière de l'ensemble du 20e siècle, le « monopole » (la domination des grandes concentrations) dans les économies capitalistes ne signifie pas nécessairement des structures « monopolistiques » tout du long (cartels, blocs commerciaux protégés, dictatures bureaucratiques à la place de la démocratie parlementaire bourgeoise, empires coloniaux). La concentration du capital en géants économiques peut aiguiser la concurrence du marché (il y a maintenant une littérature marxiste substantielle sur ce point). Et le capital géant peut très bien vivre avec et s'adapter à ses propres fins, à la fois la démocratie parlementaire au sein des nations et la « démocratie bourgeoise » (indépendance des petites nations, libre-échange) au niveau international. En fait, comme Lénine l'a suggéré dans L'État et la Révolution, cet ordre « démocratique bourgeois » est, en général, toutes choses égales par ailleurs, la meilleure (moins chère, plus fiable) pour le capital.

Le grand capital n'est pas devenu moins prédateur. Mais quand les peuples ex-coloniaux ont acquis l'alphabétisation de masse, l'éducation, les grands centres urbains et une confiance nationale, et, d'autre part, l'industrie est devenue plus diversifiée, et le commerce relativement libre, de sorte que le grand capital a de nombreux autres marchés et de nombreuses sources ou substituts de matières premières, alors, le coût pour essayer d'imposer ou de maintenir la domination coloniale est généralement beaucoup plus importants que les avantages pour le capital.

En dépit de grandes affirmations de Lénine dans L'impérialisme, il est peu probable que cette image le choquerait. L'impérialisme est une polémique dans une situation particulière, axée sur les tendances des intérêts capitalistes monopolistiques réels de l'époque (organisés en cartels, blocs commerciaux, empires coloniaux, etc.). Sortir de grandes affirmations de leur contexte et en faire les clés principales pour interpréter tout ce que fait le grand capital à travers tous les temps est déloyal à Lénine et brouille la compréhension.

Lénine fait rage contre les social-traîtres qui voient la première guerre mondiale comme une attaque malheureuse contre le bon avancement de la civilisation capitaliste dans leur propre pays vers la maturité pour le socialisme. Le capitalisme avancé (monopoliste), explique-t-il, apporte la barbarie autant que la civilisation. Quelle que soit l'apparence de certaines de ses polémiques, toutefois, Lénine ne croyait pas que le développement capitaliste avait « fait marche arrière », de sorte que désormais le capitalisme plus avancé doit être le plus barbare.

Ses écrits les plus clairs sont ceux dirigés contre les bolcheviks « ultra-gauche » qui sont tellement convaincus que l'impérialisme signifie le déclin social absolu, qu'ils expliquent que l'ancien mot d'ordre socialiste pour le droit des nations à disposer d'elles-mêmes est devenu utopique et doit être remplacé par la déclaration creuse : « À bas l'impérialisme ».

« Aucun marxiste n'oubliera que le capitalisme est un progrès par rapport au féodalisme, et l'impérialisme par rapport au capitalisme pré-monopoliste. Nous n'avons donc pas le droit de soutenir n'importe qu'elle lutte contre l'impérialisme. Nous ne soutiendrons pas la lutte des classes réactionnaires contre l'impérialisme, nous ne soutiendrons pas l'insurrection des classes réactionnaires contre l'impérialisme et le capitalisme ». [18]

Lénine aussi, comme nous l'avons vu, qualifie implicitement sa description de l'impérialisme comme « réaction sur toute la ligne » en prétendant que l'impérialisme augmente les forces de la démocratie ainsi que les forces contre elle. « L'impérialisme n'arrête pas le développement du capitalisme et la croissance des tendances démocratiques dans la masse de la population, mais attise l'antagonisme entre ces aspirations démocratiques et la tendance anti-démocratique des trusts » Le résultat se décidera par la lutte.

Lénine prévoit à juste titre du chaos et des convulsions plutôt qu'un progrès capitaliste lisse. Il n'aurait pas été en désaccord avec Trotsky, cependant, qui écrit en 1928 : « Théoriquement, on ne peut pas dire qu'il ne saurait y avoir un nouveau chapitre de progression capitaliste générale dans les pays les plus avancés, dominateurs et animateurs. Mais pour cela, le capitalisme devrait au préalable sauter par-dessus de hautes barrières dans le domaine des classes et des relations entre États : écraser pour longtemps la révolution prolétarienne, réduire définitivement la Chine en esclavage, renverser la République des soviets, etc. […] En dernière analyse, cette question sera tranchée par la lutte des forces mondiales » (« L'IC après Lénine »). Malheureusement, dans les années 1930, comme Trotsky a développé l'argument selon lequel l'URSS stalinienne doit être « défendue » contre le capitalisme parce qu'elle est par comparaison économiquement « progressiste » – État ouvrier ou non – cette idée valable sera remplacée dans ses écrits par une image du capitalisme comme absolument, irrémédiablement et définitivement au bout du rouleau, et l'emprise du léninisme stalinisé sera donc renforcé par inadvertance même parmi les marxistes les plus farouchement anti-staliniens.

Quand Trotsky écrit sur « un nouveau chapitre de progression capitaliste générale », il parle du capitalisme introduisant de nouvelles technologies, développant et accroissant la classe ouvrière, générant des possibilités de luttes des masses pour gagner quelques réformes, et ainsi de suite, cela n'a rien à voir avec le fait de devenir bienveillant ou digne de soutien ! Après que la « lutte des forces mondiales » a apporté la terrible défaite de la classe ouvrière par le stalinisme et le fascisme, en fait, le capitalisme s'est réorganisé et a commencé « un nouveau chapitre ».

Depuis 1916, l'utilisation générale du terme « impérialisme » s'est élargi. Pour tous, marxiste ou non, il semble bizarre de dire que l'impérialisme britannique en Inde date seulement de 1898. La période spécifique que Lénine (et ceux de son époque) considèrent comme « l'impérialisme moderne », nous l'appelons aujourd'hui « haut impérialisme ».

Les marxistes peuvent raisonnablement chercher à élargir et affiner l'usage courant du mot « impérialisme » – par exemple, en faisant remarquer que l'invasion bolchevique de la Pologne en 1920 n'était pas impérialiste, ou que « l'impérialisme du libre-échange » est impérialiste. Les exigences modernes du FMI, les banques internationales et les sociétés transnationales sont « impérialiste », même quand elles utilisent des moyens « purement économique » (contrôle du crédit et technologies) pour imposer aux pays les plus faibles non une annexion politique, ni même une annexion « économique » à un autre État en particulier, mais plutôt la subordination aux mécanismes « purement économiques » du marché mondial (et donc aux concentrations géantes de capitaux qui dominent ce marché). En d'autres termes, les mécanismes de base sont à l'œuvre ici, semblables à ceux communément admis comme impérialistes.

Mais en avançant ces arguments sur le FMI, nous reléguons implicitement la définition de Lénine de l'impérialisme (comme le capitalisme monopoliste) à une place secondaire, la replaçant comme une analyse d'une force sous-jacente dans la phase particulière (mais essentielle) du « haut impérialiste ».

Le capitalisme avancé est en effet impérialiste. Le capitalisme génère un développement inégal et les plus fortes concentrations de capitaux ont, de par leur nature comme capital, une tendance intrinsèque à s'enrichir par le pillage, l'exploitation et la domination des nations, classes et groupes capitalistes les plus faibles. Plus la concentration du capital est importante, plus fort sera l'État capitaliste et plus grande sera sa portée pour poursuivre le pillage, l'exploitation et la domination. Passer de la reconnaissance que le capitalisme avancé a, en fait, une tendance intrinsèque à la position soi-disant « léniniste orthodoxe » que l'impérialisme est axiomatiquement égal au capitalisme avancé est cependant transformer la théorie critique en dogme obscurantiste.

Définition de l'impérialisme

Les « léninistes orthodoxes » prétendent à une grande rigueur dans leurs définitions. Parce que la rigidité n'est pas la vrai rigueur théorique, qui vient de la vérification constante et de l'adaptation de la théorie à la réalité, mais plutôt une question de codes ésotériques et de termes à la mode, ils finissent invariablement par glisser et glisser de leur « grande science » aux usages plus souples importées des courants politiques radicaux (comme la « théorie de la dépendance »). La politique revient à jour sur les mots. L'URSS n'était pas dominée par le capital financier, d'où ses conquêtes ne pouvaient pas vraiment être impérialistes, d'où elle ne pouvait pas représenter la domination, l'oppression et le pillage du faible par le fort. Ou en tout cas, ils étaient de moins graves exemples de ces maux que le « vrai » impérialisme. Inversement, l'OTAN est basée sur les États capitalistes avancés, qui ont beaucoup de banques et de grandes entreprises. Les grandes entreprises capitalistes veulent faire des profits dans les Balkans et y créer les conditions à cette fin. D'où l'intervention de l'OTAN dans les Balkans est impérialiste. Mais l'impérialisme est essentiellement équivalente à la conquête coloniale. D'où les slogans appropriés : « OTAN hors des Balkans ! Défense de la Serbie ! » et ainsi de suite. Quant à l'oppression militaire de la Serbie au Kosovo, c'est mal, mais la Serbie n'est pas « lénino-impérialiste », et notre feu principal doit être contre l'impérialisme comme le plus grand ennemi de l'humanité.

Le seul moyen d'arrêter de jouer avec les mots est de reconnaître sans ambages que nous devons utiliser une définition plus large de l'impérialisme, et, au sein de celle-ci, faire la distinction entre les formes d'impérialisme. Le capitalisme avancé continue d'être impérialiste, mais le capitalisme moins avancé, ou le capitalisme d'État stalinien, ne sont pas nécessairement moins impérialistes. Le mal dans le capitalisme avancé, c'est le capitalisme, pas le fait d'être avancé.

Le capitalisme se développe de façon inégale à l'échelle mondiale et avec une tendance à l'accroissement de cette inégalité. Certains pays deviennent des sites pour des infrastructures modernes, des industries et des services de pointe, un grand capital financier, le siège de multinationales et de lourds investissements, tandis que d'autres restent avec quelques industries (souvent de produits primaires ou de basse technologie), exploités avec des bas salaires , avec un faible investissement et un paupérisme généralisé. Le capitalisme est dans son essence même un système de concurrence impitoyable, où les riches et les forts abattent les pauvres et les faibles, et où les États capitalistes les plus riches, les banques et les multinationales basées chez eux, dominent les pays pauvres. C'est l'impérialisme. Il est comme un prédateur et plus vicieux que jamais. Il est aussi stupide de supposer que les forces de l'OTAN au Kosovo, ou des troupes australiennes de l'ONU au Timor oriental, seront altruistes et « humanitaires ». Si elles sauvent des vies, c'est pour eux seulement accessoire à côté d'objectifs plus fondamentaux de sécurisation des conditions propices aux profits capitalistes. Même lorsqu'une telle intervention des grandes puissances est, dans l'immédiat, une alternative moins-pire que la terreur génocidaire d'un impérialisme local plus petit (Serbie ou Indonésie), c'est un suicide politique pour les socialistes que d'apporter un soutien politique aux forces telles que celles de l'OTAN ou de l'ONU, ou de se tourner vers ces forces comme fournissant une protection « plus réaliste », « plus immédiate » que la solidarité ouvrière internationale pour le droit des petites nations.

Contre la domination politique, nous luttons pour le droit à l'autodétermination de tous les peuples et pour la démocratie réelle. Contre les exigences du FMI auprès des pays les plus pauvres, nous soutenons les luttes des ouvriers et des paysans dans ces pays. Contre les déprédations du capital international, nous nous battons pour la socialisation et de l'utilisation planifiée des ressources et de la technologie pour se débarrasser de la pauvreté dans le monde. Ce combat contre l'impérialisme est une partie de notre lutte contre le capitalisme et non pas quelque chose qui la remplacerait. Les classes capitalistes, même dans les pays les plus pauvres, sont les classes oppresseuses, pas oppressées : nous refusons toute alliance avec eux au-delà d'éventuelles actions communes pour l'indépendance politique.

Le capitalisme mondial, et les hiérarchies de pouvoir en son sein, sont fluides et en constante évolution. À côté des tendances du capitalisme mondial à accentuer les inégalités, et en interaction avec elles, il existe des tendances au « nivellement » du développement avec le déclin des États les plus riches et l'émergence de nouveaux centres industriels. L'impérialisme n'est pas une question d'un « camp » impérialiste immuable affrontant un autre « camp », ni un système qui ne peut pas changer, sauf vers la putréfaction. Au cours des cinquante dernières années, les grands empires coloniaux ont été brisés, la plupart des ex-colonies ont gagné l'indépendance politique, un certain nombre d'entre elles ont développé une industrie importante et de grandes classes laborieuses.

L'impérialisme stalinien (la Russie en Europe orientale et en Afghanistan, la Chine au Tibet, etc.) devait et doit être autant contesté que l'impérialisme capitaliste ordinaire. Et chaque classe capitaliste de toute influence, « avancée » ou non, a des comportements impérialistes. La domination du Timor oriental par l'Indonésie ou la tendance de la Serbie à dominer Kosovo doivent autant être combattus que les projets impérialistes des États les plus riches. Les pays comme l'Inde, l'Afrique du Sud, le Nigeria, le Mexique et le Brésil, où la classe dirigeante a acquis une puissance économique et / ou militaire suffisante pour agir comme une grande puissance dans leur région, se sont développés comme des centres « sous-impérialistes ».

1. Édouard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, 1898.
2. Karl Kautsky, Bernstein et le programme social-démocrate, 1899.
3. Karl Kautsky, La révolution sociale, 1902.
4. J.A. Hobson, Imperialism, 1902.
5. Karl Kautsky, Le socialisme et la politique coloniale, 1909. Cette idée de Kautsky remonte à 1884, lorsqu'il expliqua que « la production de marchandise produisait un excédent que ni les travailleurs, ni les capitalistes ne pouvaient consommer... En conséquence, les territoires coloniaux étaient importants pour les nations industrielles comme débouché pour la production excédentaire » (Dick Geary, Karl Kautsky, 1987).
6. Carl Schorske, German Social-Democracy, 1905-1917: The Development of the Great Schism, 1955.
7. Karl Kautsky, op. cit.
8. Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, 1913.
9. V.I. Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916.
10. Cette idée d'un capitalisme trop à l'étroit dans le cadre de l'État national n'apparaît pas dans l'ouvrage de Lénine, L'impérialisme, et pour des raisons politiques bien précises. Piatakov et Boukharine expliquent qu'à l'heure de l'époque impérialiste, les Bolcheviques doivent abandonner la revendication démocratique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Trop hâtif, répond Lénine, dans un article écrit peu après L'impérialisme. « De quoi s'agit-il lorsqu'on que les formes de l'État national sont devenues des entraves, etc. [pour les forces productives] ? Il s'agit des pays capitalistes avancés, notamment de l'Allemagne, de la France, de l'Angleterre […]. Et les autres nations ? » En Asie, en Afrique, même en Europe de l'Est, la création d'États-nation représenteraient toujours un progrès. Lénine ne rejette pas complètement l'idée que le capitalisme est trop à l'étroit dans le cadre national. Mais il reste prudent avec elle et ne la brandit pas dans sa principale analyse de l'impérialisme.
11. V.I. Lénine, Réponse à P. Kievski (I. Piatakov), août-septembre 1916.
12. V.I. Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l' « économisme impérialiste », août-octobre 1916.
13. N. Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, 1916.
14. V.I. Lénine, Une caricature..., 1916.
15. V.I. Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916.
16. V.I. Lénine, Un tournant dans la politique mondiale, janvier 1917.
17. Michael Kidron, Imperialism, highest stage but one, International Socialism no.9 (1962).
18. V.I. Lénine, Une caricature..., 1916.

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